14 Mar Baptiser la région « Estrie » ne fut pas une erreur
Sherbrooke, le dimanche 13 mars 2022 – POINT DE VUE / Réagissant à la position des élu(e)s sherbrookois(es) favorables au toponyme régional actuel, le député de Granby et ministre responsable de la région, M. François Bonnardel, a affirmé que « (…) pour moi, réparer une erreur du passé, c’était important (…) ». Il faisait évidemment référence à la décision prise par l’État québécois, en 1981, de baptiser notre région par le vocable « Estrie ».
Cette surprenante déclaration soulève de nombreuses questions. Mais d’abord, rappelons le contexte historique qui a mené à l’adoption du nom régional actuel. L’avènement du vocable « Estrie » ne fut pas décidé sur un coin de table, en s’appuyant sur quelques acteurs politiques et organismes sectoriels bien branchés. Tel que démontré par le linguiste Gabriel Martin, ce fut plutôt l’aboutissement d’une mûre réflexion s’étalant sur des décennies et qui fit l’objet de nombreux travaux académiques. Présent dans le paysage dès les années 40, le terme « Estrie » est reconnu par l’Académie canadienne-française en 1951, favorisant dorénavant son usage. Étant considéré « expressif », « élégant », voire « poétique », ce vocable s’est implanté si bien au sein de la population qu’en dépit de son caractère toujours officieux jusque-là, de nombreuses entreprises d’envergure l’ont intégré à leur raison sociale.
Pensons entre autres au Carrefour de l’Estrie (1972). Une décennie plus tard, c’est en s’appuyant sur un avis de la Commission de toponymie du Québec que le gouvernement québécois décide d’officialiser ce toponyme pour désigner la région administrative 05.
Plusieurs facteurs ont contribué à l’essor du vocable « Estrie ». Sa clarté, sa simplicité, et la qualité du gentilé qui en découle sont évidentes. Aussi, il s’harmonise bien avec le toponyme d’autres régions du Québec telles que la Gaspésie et la Mauricie, créés notamment pour remplacer les périphrases « péninsule de Gaspé » ou « vallée du Saint-Maurice ». Enfin, cet essor repose également sur le puissant mouvement de francisation qui anime le Québec à ce moment, le terme « Estrie » symbolisant une réappropriation du territoire et de l’espace culturel québécois par les francophones.
Appartenant à un gouvernement « nationaliste » qui se vante, avec raison, de proposer la plus vaste réforme linguistique depuis 1977 (année de l’adoption de la Charte de la langue française) afin de mieux faire rayonner notre langue, le ministre considère-t-il vraiment comme une erreur cette volonté d’affirmation nationale et linguistique ?
De même, un processus démocratique est effectivement en cours, tant par l’entremise de consultations publiques menées la Commission municipale du Québec que par la volonté des élu(e)s régionaux de se positionner sur cet enjeu. Ces débats ont notamment permis à la population estrienne :
- de réaliser que le vocable actuel de la région ne pose aucune problématique, contrairement au vocable « Asbestos » par exemple;
- que la cohabitation entre un vocable pour désigner la région administrative et un autre vocable pour désigner la région touristique n’est pas une situation d’exception au Québec comme dans le monde;
- et que l’Estrie compte déjà parmi les régions du Québec qui « performent » le mieux en matière de flux migratoires interrégionaux, tout autant qu’en prévisions de croissance démographique et économique.
Or, le ministre commet-il une erreur en affirmant d’un côté qu’il attendra la fin des consultations publiques avant de rendre sa décision, mais, de l’autre, en jetant de l’ombre sur celles-ci par un positionnement clair en faveur de l’une des deux options ? À nos yeux, il aurait dû camper un rôle d’arbitre, neutre par définition. Doit-on comprendre que peu importe le processus démocratique actuel, une décision favorable au vocable « Cantons-de-l’Est » est déjà prise dans son esprit ?
Le ministre justifiera-t-il un changement toponymique en se basant sur une étude produite par une firme de marketing à propos de laquelle d’importantes questions se posent sur la méthodologie utilisée et sur ses conclusions à sens unique, tirées de données mitigées, plutôt que de se baser sur un avis de la Commission de toponymie du Québec (CTQ), qui détient l’expertise en la matière et dont le rôle est justement d’éclairer le gouvernement québécois sur ces questions ? D’ailleurs, un tel avis a-t-il été demandé ?
Bref, il ne faudrait pas que le ministre confonde son rôle de député de Granby, désirant satisfaire la volonté d’acteurs de sa circonscription comme le zoo de Granby, et celui de ministre responsable de la région de l’Estrie, qui devrait prendre acte de l’absence de consensus régional sur la question, rendant normalement impossible un changement d’une telle importance.
Au sortir d’une pandémie et à l’aube d’une campagne électorale au Québec, il nous semble que tous et toutes – élu(e)s, entreprises, organismes, citoyen(ne)s – avons d’autres défis collectifs à relever.
Osons croire que le ministre fera preuve de sagesse.
Etienne-Alexis Boucher,
Pour la Société nationale de l’Estrie