Entrevues – L’Union européenne et la question nationale

Entrevues – L’Union européenne et la question nationale

Par Caroline Valentin* et Bernard Bourdin**

Dans le débat public québécois, on invite souvent les nationalistes à s’ouvrir sur le monde lorsqu’on veut leur faire comprendre que la question nationale est dépassée, qu’elle n’intéresse plus les sociétés démocratiques. On veut faire croire à l’avènement d’une civilisation sans frontières, sans identités et sans nations; on se préoccupe seulement de construire la figure du citoyen du monde. Il suffit pourtant de traverser l’Atlantique pour constater que la question nationale est bien vivante et qu’elle est au cœur du questionnement des peuples. Dans le cadre de cette nouvelle Lettre de l’IRQ, nous avons interviewé deux intellectuels français qui la placent au centre même de leur réflexion. Le premier, le philosophe Bernard Bourdin, nous invite à penser la nation comme exigence politique pour notre temps. Il rappelle à quel point elle est fondamentale dans le projet démocratique. La seconde, l’essayiste Caroline Valentin, répond à nos questions sur la laïcité à la française, au cœur de bien des polémiques, et qui est souvent mal comprise de notre côté de l’Atlantique.

Bernard Bourdin est philosophe. Il a coécrit avec Jacques Sapir Souveraineté, nation, religion (Cerf, 2017).

1) Du Brexit à la Catalogne, des populismes à la crise migratoire, la question nationale traverse l’Europe. Est-ce que nous pouvons penser ces phénomènes comme autant de symptômes d’une tendance lourde, ou faut-il éviter de les classer sous une même catégorie?

Chaque problème a forcément sa spécificité. On ne peut confondre le Brexit, la volonté d’indépendance de la Catalogne et la crise migratoire. Le premier soulève la question de la définition du « projet européen », la deuxième, celle des identités et des cultures régionales, enfin la troisième, celle du rapport que l’Europe entretient avec sa civilisation. Mais chacun de ces problèmes présente en effet le même symptôme, celui d’un tropisme universaliste qui tend à nier les particularités culturelles. L’Europe fait face – l’Union européenne constituant l’épicentre politique de ces problèmes – à un déni d’histoire depuis la Deuxième Guerre mondiale. Ce que l’on a jeté par la porte revient par la fenêtre! D’où la montée en puissance des problèmes identitaires et des populismes, un mot-valise qui permet de dénoncer le mal nouveau, la meilleure voie pour ne rien régler. L’Europe, et les États qui la constituent, devrait donc sortir d’une approche exclusivement moralisatrice et judiciarisante pour revenir à une définition politique d’elle-même, définition qui appelle les médiations de l’histoire et de la culture. Autrement dit, il n’y a pas d’universel direct, mais un universel de médiations. Voilà, me semble-t-il, la réponse globale aux symptômes d’une tendance lourde.

2) Qu’est-ce qui explique et motive le scepticisme croissant des Européens, et plus particulièrement des Français, par rapport à l’Union européenne? Avons-nous une impression juste lorsque nous sentons que la construction européenne recoupe bien mal la civilisation européenne?

Cette question rejoint la précédente. L’Union européenne n’est pas l’Europe, elle n’en est qu’une partie, même si elle est devenue majoritaire. Votre impression est donc juste sur le fond, bien qu’il faille nuancer selon les pays. L’Angleterre se sait insulaire depuis le XVIe siècle et elle redécouvre son insularité avec le Brexit. Les « pays de l’Est » sont dans une tout autre situation. Tous sortis du communisme, beaucoup n’ont guère connu l’indépendance et ont recherché dans l’Union européenne un parapluie protecteur contre la Russie. Il convient d’ajouter que « l’Europe » ignore complètement ses frontières. Pour beaucoup de ses dirigeants, l’intégration de la Turquie serait concevable. Imaginez un pays de 90 millions d’habitants musulmans faisant partie de l’Union européenne. La Turquie deviendrait la première puissance démographique « européenne », faisant frontière avec la Syrie et l’Irak! Cependant le refroidissement des dirigeants européens par rapport à la Turquie ne repose pas sur ces considérations, mais sur le régime d’Erdogan, contraire aux « valeurs européennes ». Aucune réflexion n’est entreprise sur les frontières et sur ce qui fait l’histoire et la civilisation de ce continent. Le problème politique de l’Europe est celui de son ordre spatiotemporel. Espace et temporalité historique sont liés.

3) Quand on réfléchit à la question nationale, on distingue généralement la question de la souveraineté et la question identitaire. Est-ce qu’on peut les penser séparément? Qu’est-ce qui les distingue?

Ces deux questions sont liées, mais ne doivent pas pour autant être confondues. Historiquement, la souveraineté de l’État n’a pas été pensée sur le critère de l’identité, mais sur celui de l’autonomie des nations par rapport aux conflits de religion. C’est particulièrement vrai en France. J’irai même jusqu’à dire que la souveraineté est anti-identitaire pour cette raison. Cependant, le contractualisme des théories politiques de Hobbes à Rousseau n’a jamais fait l’économie du rapport à la religion, la raison ne suffisant pas à fonder une communauté politique. Il y a donc toujours un besoin d’affects partagés pour former un peuple et une nation. Aujourd’hui, la question se pose différemment et selon les histoires particulières des nations. Des nations ont pu exister comme « peuples culturels »; la Pologne et l’Ukraine sont des exemples typiques. La France est dans la situation inverse : le peuple culturel y a toujours été lié au peuple civil et politique. Mais si la question se pose différemment de nos jours, c’est parce que les peuples, en tout cas ceux d’Europe, ont le sentiment d’être dépossédés de leur existence collective. Dès lors, identité et souveraineté se trouvent à être réunies dans le même combat pour la survie, et espérons-le pour un avenir assuré. Mais aussi compréhensible que soit ce combat, il faut se garder de fétichiser l’identité et d’instrumentaliser la souveraineté à une fin qui n’est pas la sienne. Celle-ci doit plutôt être mise en œuvre à nouveaux frais pour composer une unité collective – un universel particulier, aurait dit Hegel. Je préfère pour cette raison la culture, toujours évolutive, à l’identité qui tend à figer. Mais cela veut dire qu’être « souverain » conduit à écarter ce qui est un obstacle, le communautarisme (un faux particulier) et le multiculturalisme (un faux universel). C’est tout l’enjeu du renouvellement de l’idée de nation, qui ne saurait être organiciste ou contractualiste mais bien plutôt dans l’histoire.

Caroline Valentin est essayiste et coauteure d’Une France soumise (Albin Michel, 2017).

1) On parle souvent du combat pour l’identité française. À quoi fait-il référence? S’agit-il seulement d’une bataille pour la laïcité?

On ne parle pas souvent d’identité culturelle. On préfère parler de laïcité ou de République, de peur d’être assimilé à l’extrême-droite française. Les concepts pourtant nobles de nation, de patrie, de civilisation, d’identité ont en effet été abandonnés au Front national depuis le début des années 80. L’arrivée de la gauche au pouvoir a notamment été marquée, d’une part, par la promotion d’un nouvel antiracisme qui a abandonné la figure tutélaire de l’ouvrier pour celle de l’immigré, et d’autre part par la favorisation, par François Mitterrand, du Front national au détriment de la droite et du centre-droit traditionnels – une pure tactique électoraliste.

L’identité française n’est pas pour autant réductible à la laïcité. Le débat sur l’identité existe principalement, aujourd’hui, face à des revendications émises par une partie des Français de culture musulmane, soutenus par une certaine intelligentsia de gauche et d’extrême-gauche, qui souhaitent en définitive que l’islam soit reconnu comme faisant partie de l’identité française. Port du voile partout, y compris intégral, salles de prière en entreprise et à l’université, repas de substitution ou nourriture halal exigés dans les collectivités, notamment, devraient ainsi être acceptés en France au nom des libertés individuelles que garantit notre Constitution.

Or cette exigence de visibilité religieuse ne remet pas en cause que la laïcité. Elle manifeste une vision multiculturaliste, communautariste de la société, qui n’a rien à voir avec l’identité française, et ce, à de nombreux titres : car elle est incompatible avec le projet commun au sein d’une Nation une et indivisible, modèle sur lequel la France s’est construite depuis le XIIIe siècle; car elle repose sur une distinction essentialisante entre individus en fonction de leur appartenance ou non à une communauté, essentialisation que notre universalisme humaniste ne peut accueillir; car elle écrase notre aspiration à une fraternité universelle par une injonction de fraternité strictement communautaire.

2) Les Anglo-Saxons reprochent souvent à la France d’avoir une vision trop étroite de la laïcité. Que leur répondez-vous?

Je leur réponds que les Français leur reprochent leur multiculturalisme. D’abord car ce choix de société conduit les Anglo-Saxons à distinguer les individus selon leur race, à les classer en communautés en fonction de leur couleur de peau ou de leur origine ethnique, ce qui, pour un Français, est profondément choquant. Ensuite parce qu’on peine à voir en quoi ces pays auraient prouvé que l’option multiculturaliste représente un quelconque progrès pour l’humanité, voire pour la société qui l’exerce. Le racisme prospère aux États-Unis, où a récemment été élu à la fonction suprême un Donald Trump qui n’est pas forcément la figure emblématique de l’ouverture à l’Autre; le peuple anglais a opté pour le Brexit principalement en raison de préoccupations liées à l’identité nationale et aux enjeux culturels. Quant au Canada de Justin Trudeau, il ne semble pas réaliser que chaque revendication religieuse qu’il accueille, au nom de la tolérance qu’il porte en étendard, le pousse à sacrifier dans le même temps des valeurs universelles dont la principale vertu est de protéger les plus faibles. Les femmes en sont d’ailleurs les premières victimes, comme j’ai déjà eu l’occasion de l’écrire.

Je leur dirais aussi que notre situation n’a rien à voir avec la leur et que nous, nous savons de quoi nous parlons. D’abord car nous sommes le plus vieux pays d’immigration en Europe et que, tant que nous avons appliqué notre modèle d’intégration, nous avons réussi à préserver bon an mal an l’unité de notre société tout en accueillant des populations de culture étrangère, sans que la couleur de la peau ou la religion constituent le moins du monde un problème. Les États-Unis n’y sont, eux, toujours pas parvenus, et je ne les vois pas se diriger vers ce chemin. De surcroît, nous avons une immigration non pas choisie, comme en Amérique du Nord, mais subie. Les gouvernements français depuis les années 70, pour de bonnes et de mauvaises raisons, ont décidé que nous serions une terre d’accueil. Cela dit, quand bien même nous voudrions revenir là-dessus, le fait est que la Méditerranée, aujourd’hui, ne constitue plus une frontière. En raison de notre histoire et de notre proximité géographique avec le monde musulman, nous accueillons aujourd’hui, en pourcentage de notre population, beaucoup plus de musulmans que l’Amérique du Nord.

Enfin, la France a d’autant plus de raisons de reprocher aux Anglo-Saxons leur multiculturalisme naïf qu’à de nombreux égards nous faisons avec eux civilisation commune. Les courants d’idées qui traversent ces sociétés et qui les poussent, souvent avec succès, à faire des concessions aux vraies valeurs fondatrices du libéralisme occidental que nous partageons avec elles sont vécus par bon nombre de Français, et probablement d’Européens, comme un coup de poignard dans le dos; ces idées affaiblissent notre propre positionnement dans la bataille que nous sommes aujourd’hui contraints de mener contre l’islamisme.

J’ajouterais que l’on parle beaucoup de la France mais que, pour ma part, je m’interroge avec inquiétude sur la manière dont la majorité des Allemands réagira, à court ou moyen terme, aux bouleversements que les récents choix pro-immigration massive de leurs dirigeants imposent à une société qui n’a ni l’habitude ni profondément le goût de l’altérité culturelle, a fortiori ethnique.

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*CAROLINE VALENTIN

Caroline Valentin : ancienne avocat, co-auteur de « Une France soumise, les voix du refus » (Albin Michel, 2017), dirigé par Georges Bensoussan et préfacée par Elisabeth Badinter. Editorialiste au Figaro vox. Auteur de « Une étrange démission » (Revue Le Débat, novembre-décembre 2017).

**BERNARD BOURDIN

Docteur en théologie, histoire des idées et philosophie, il est professeur d’histoire des idées et de philosophie politique à l’Institut Catholique de Paris depuis 2013 et directeur du 3e cycle. Il est également auteur de plusieurs ouvrages historiques et philosophiques dans le domaine de la théologie politique. Ses derniers livres : Le Christianisme et la question du théologico-politique, Cerf, 2015 et Souveraineté, nation, religion: dilemme ou réconciliation? (avec Jacques Sapir), 2017.

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