24 Mai Journée nationale des Patriotes – 2023
L’Acte constitutionnel de 1791 reconnaît la tenure seigneuriale dans le domaine déjà concédé mais inaugure surtout le processus menant au découpage en free and common socage des terres situées entre les rivières Chaudière et Yamaska : des townships de 10 milles par 10 milles baptisés d’après des noms issus de la géographie et de l’histoire anglaises. Ce système est aussi appliqué à la grandeur du Haut-Canada où il suscite un grand mécontentement en raison notamment des fameuses réserves dont bénéficie le clergé anglican. Au Bas-Canada, on critique surtout le sous-développement des infrastructures de transport, l’absence de bureaux d’enregistrement, les obstacles à la colonisation canadienne-française et surtout le monopole accordé en 1834 à la British American Land Company (BALC), vertement dénoncée par les 92 Résolutions patriotes.
La carte politique de l’Estrie en 1837 est beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît. Certains historiens la résument à un affrontement entre anglophones et francophones, d’autres à une opposition idéologique entre colons américains pro-républicains et ressortissants britanniques fidèles à la Couronne. D’autres enfin, dont le regretté Jean-Pierre Kesteman font plutôt ressortir l’opposition entre les petits fermiers pro-patriotes, d’abord désireux d’établir leurs enfants à un coût raisonnable, et leurs adversaires loyaux, pour l’essentiel des clients de la BALC, qui bénéficient des faveurs de la compagnie et qui tirent parti de la spéculation, de grands propriétaires et les entrepreneurs notamment, ainsi que leurs employés. Si les partisans patriotes se retrouvent plutôt sur un axe allant de Stanbridge à Stanstead, leurs adversaires résident surtout le long de la frontière, ainsi que dans les bourgs où la BALC a pignon sur rue : Sherbrooke, Georgeville, Frost Village, Frelighsburg ou Leeds dans Mégantic. Quant à la phase militaire du conflit, elle verra surtout s’affronter des corps de volontaires loyaux issus de la région à des patriotes plutôt originaires de la vallée du Saint-Laurent.
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En 1837, on retrouve surtout au sud de l’Estrie des Américains arrivés peu avant la Guerre de 1812 et, au nord, des Britanniques débarqués à Québec depuis 1815. Dans tous les cas, on sera donc surpris de constater l’étonnante vigueur du mouvement patriote dans une région alors peuplée à 90 % d’anglophones. Les débats politiques sont cependant très vifs, surtout à l’occasion des échanges vitrioliques entre James Moir Ferres, éditeur conservateur et raciste du Missiskoui Standard, et Elkanah Phelps qui défend le point de vue libéral et patriote dans les pages du Township Reformer.
La mobilisation réformiste vient moins d’un élan d’enthousiasme pour les 92 Résolutions que du profond mécontentement envers le système de gestion des terres de la Couronne. En 1833, la Grande-Bretagne confie l’ensemble de la colonisation de l’Estrie à l’entreprise privée. En plus de bénéficier d’un monopole et de systématiquement exclure les francos catholiques, la British American Land Company (BALC) escroque les colons anglophones en aménageant ni route, ni service, ni bureau d’enregistrement pour leur hypothèque, un enjeu qui se pose aussi au Haut-Canada à plus grande échelle encore. Ce contentieux à propos de la gestion des terres publiques attire notamment dans l’orbite patriote des Yankees ayant grandi dans les institutions républicaines et par conséquent fort portés sur les serments d’allégeance à sa Gracieuse Majesté. Les manifestations patriotes sont donc la plupart organisées dans des hameaux peuplés d’Américains de fraîche extraction, le long d’un axe passant par Stanbridge, Dunham, Beebe Plain, Stanstead et Barnston. Ils affrontent les loyalistes, établis auparavant le long de la frontière, de Philipsburg à Georgeville en passant par Frelighsburg et Potton.
C’est d’abord pour dénoncer la BALC que 500 à 600 colons se réunissent au Doolittle’s Inn de Barnston le 7 janvier 1834. La semaine suivante, les réformistes sont à pied d’œuvre pour faire obstruction lors d’une assemblée loyale à la taverne d’Alexander Osgood de Hatley, au point d’en prendre le contrôle, selon The Vindicator. Le même jeu se répète à Frelighsburg, le 9 février 1835, quand les loyaux réunis à l’hôtel Parker Cross doivent contremander l’assemblée sous les huées de leurs adversaires.
Des loyaux tentent à leur tour de s’interposer, le 16 juillet suivant, lors d’une assemblée pro-patriotes à Dunham Flat qui débute à l’hôtel de Levi Stephen, puis se poursuit devant 800 à 1000 personnes sur le parvis de la chapelle protestante. On y dénonce la politique coloniale de la Grande-Bretagne en général et le monopole de la BALC en particulier. On évoque aussi le boycottage des produits britanniques afin d’encourager la contrebande avec les États-Unis, où les « Townships Reformers » ont gardé de nombreux liens. On forme enfin la Missiskoui Reform Association (équivalent d’une union patriotique) qui se réunira à plusieurs reprises jusqu’en 1837. L’assemblée de Dunham se conclut par un banquet réunissant une centaine de convives.
Les élections d’octobre 1834 avaient offert aux patriotes des victoires inespérées dans les comtés de Missisquoi et de Stanstead. Dans Stanstead les deux candidats patriotes, Marcus Child et Ebenezer Peck, sont élus par 449 voix contre 166 seulement pour leurs adversaires loyaux. Les réformistes célèbrent en grande pompe leur double victoire par un banquet le 25 janvier 1835, à l’hôtel Brooks de Stanstead. Sont alors attablés pas moins de 200 convives, dont plusieurs invités du Vermont et du New Hampshire. Les plus éminents patriotes n’ont pas voulu manquer un tel rendez-vous. À 300 kilomètres de Montréal, on retrouve attablés Louis-Joseph Papineau, Denis-Benjamin Viger, Charles-Ovide Perrault, Édouard Rodier et Edmund Bailey O’Callaghan. Organisé dans le but de réunir les réformistes de toutes origines, ce banquet marque l’apogée du mouvement patriote en Estrie et de l’influence démocratique et républicaine des yeomen d’origine américaine.
Toujours portés par l’enthousiasme, les réformistes de Missisquoi s’assemblent le 16 février suivant à l’hôtel de Chandler de Stanbridge Upper Mills sous la présidence d’Ebenezer Phelps. Y assistent là encore des Vermontois et d’éminents Montréalais : Thomas Storrow Brown, John Donegani, Augustin-Norbert Morin et à nouveau Edmund Bailey O’Callaghan. Un tel effort traduit le vif désir du Parti patriote de s’implanter dans cette région peuplée d’Américains susceptibles d’appuyer des idées républicaines.
La grande assemblée de Stanbridge du 4 juillet 1837 réunit près de 1000 sympathisants qui votent des résolutions favorables à l’implantation d’institutions américaines au Canada. Tenue délibérément le jour anniversaire de l’Indépendance des États-Unis, l’assemblée accueille encore là de nombreux Américains. On y dénonce la conduite du gouverneur Gosford, réitère son appui aux députés réformistes et encourage le boycottage des produits anglais et la contrebande avec les États-Unis. L’une des quinze résolutions votées déclare aussi « les habitants de cette province comme un seul peuple ». On pourfend du même souffle « tous préjugés d’origine » pour n’exiger « rien de plus que notre juste part, conformément aux principes démocratiques de droits égaux.[i] » En fin d’assemblée, le climat est tel qu’on brûle publiquement le drapeau britannique Union Jack sur la place devant l’église congrégationniste.
Avec Marcus Child et Ephraim Knight, Elkanah Phelps est le principal appui aux patriotes en Estrie, en particulier à titre d’éditeur du Township Reformer, un journal qui défend les droits de la majorité francophone et les revendications patriotes. Le journal prend aussi bien sûr clairement position contre le système de gestion des terres publiques. Phelps sera donc en butte à l’intimidation de la part des loyaux de la région. Des vandales rendent visite à son journal le 5 août 1837 et détruisent la presse et tout le matériel d’imprimerie.
Le British Colonist and St. Francis Gazette, de Silas Horton Dickerson avait déjà connu le même sort en juin 1834. Libre-penseur originaire du New-Jersey, Dickerson est arrêté à pas moins de quatre reprises pour diffamation et outrage à magistrat à compter de 1826. Par la voix de son journal, il dénonce le monopole de la BALC et prend position en faveur des 92 Résolutions patriotes. C’en est alors trop pour les loyaux de la région. Profitant des dettes de Dickerson, des officiers de la BALC font saisir la presse du St. Francis Gazette. Ironie du sort, les équipements de Dickerson se retrouveront à Sherbrooke pour imprimer la feuille loyaliste Farmer’s Advocate and Townships Gazette.
Dans la région de Sherbrooke, château fort de la British American Land Company, le mouvement patriote est pratiquement réduit au silence. On n’y tient guère que deux petites assemblées : l’une à Lennoxville, le 26 décembre 1833 et l’autre à Ascot, le 21 octobre suivant. Dix-neuf personnes sont tout de même arrêtées et emprisonnées à Sherbrooke à l’automne 1838. Du nombre, il faut faire mention d’un réformiste convaincu, ironiquement le frère de Samuel Brooks, le principal leader loyal anti-patriote de Sherbrooke et directeur au Canada de la BALC. Comme son frère aîné, George Washington Brooks avait grandi aux États-Unis dans des institutions républicaines. Contrairement à sa famille, qui s’allie à la bourgeoisie britannique et monarchiste, George Washington demeurera attaché aux valeurs libérales. Il est arrêté pour haute-trahison le 14 décembre 1838, mais libéré quelques jours plus tard grâce à l’influence de sa famille.
Les quelques événements de nature militaire qui se déroulent en Estrie sont plutôt l’initiative de patriotes du Haut-Richelieu qui mènent dans la région des raids transfrontaliers destinés à harceler les positions britanniques à Moore’s Corner (St-Armand), le 6 décembre, puis à Potton (Mansonville), le 27 février suivant. Un troisième raid, avorté celui-là, était prévu sur Stanstead à partir de Derby Line sous la direction d’un certain Hiram Francis Blanchard.
Gilles Laporte
Historien, professeur et auteur