Ouverture de l’usine Paton de Sherbrooke – 1866

La force du courant de la rivière Magog alimente des initiatives industrielles depuis belle lurette à Sherbrooke. Aucune n’a toutefois l’envergure de l’usine de lainage Paton, qui est érigée à l’entrée des gorges en 1866. Au point où l’historien Jean-Pierre Kesteman fait coïncider cette année mémorable avec la « deuxième phase de l’industrialisation » de Sherbrooke, le passage des petites manufactures aux usines spacieuses recourant à une main-d’œuvre abondante.

Qu’on en juge. En 1872, six années après son ouverture, la plus grande usine de laine au Canada donnerait du boulot à 450 personnes. C’est plus qu’un travailleur sur dix qui gagne sa croute dans les bâtiments de briques de cinq étages : c’est carrément un Sherbrookois sur dix, tous âges confondus, qui en franchit les portes quotidiennement !

Du nombre, un fort pourcentage de « mains » canadiennes-françaises se greffant aux employés spécialisés provenant de l’extérieur, notamment du Royaume-Uni et des États-Unis. Cette arrivée de francophones, dont beaucoup de femmes et d’enfants, est telle qu’elle contribue à faire basculer le rapport démographique en leur faveur dans l’ensemble de la ville.

Le capital, par contre, est anglophone, un phénomène incontournable dans la région. L’expression « la Paton » incruste d’ailleurs dans la tradition sherbrookoise le nom de celui qui fut l’instigateur du projet. Un Écossais de naissance ayant vu le jour le 5 avril 1833, Andrew Paton œuvre dans les lainages chez lui, puis en Ontario, avant de s’amener à Sherbrooke. Associé à d’autres fortes pointures locales du milieu financier et industriel, tous des anglophones, il profite d’accords favorables avec les élus – un autre phénomène incontournable ! – pour mettre l’usine sur pied.

Pôle de croissance influant sur l’ensemble résidentiel de Sherbrooke, « la Paton » est également, à l’intérieur de ses murs, un univers particulier. Comme c’est le cas dans les autres usines de textile, industrie au cœur de la révolution industrielle au Québec, les heures sont longues : environ soixante-cinq par semaine, soit treize par jour, avec une heure pour le diner. Vues avec le recul, les conditions de travail nous semblent également difficiles. À la chaleur, au bruit et à l’hygiène négligeable des lieux, s’ajoutent des salaires modestes – environ 1 $ par jour dans les années 1880 -, la menace des accidents, ainsi qu’un système d’amendes que les employés ne peuvent contester, les syndicats ne venant que plus tard.

Andrew Paton meurt à Sherbrooke le 23 octobre 1892. Passée bien avant sous le contrôle d’intérêts montréalais, l’usine, qui continuera de porter son nom, ne cessera ses activités qu’à la fin des années 1970. Elle est occupée depuis par un complexe commercial et résidentiel dans lequel on a aménagé une exposition rappelant les heures de gloire de l’industrie du lainage à l’angle des rues King Ouest et Belvédère Nord. Enfin, le Conseil de la culture de l’Estrie occupe le bâtiment autrefois utilisé comme magasin général, ce qui a contribué à faire de l’ancienne usine « Paton » un magnifique exemple de revitalisation du patrimoine industriel québécois.

Serge Gaudreau, historien, École de politique appliquée de l’Université de Sherbrooke

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1er trimestre 2021, Régime britannique