
21 Fév Parce qu’on est en 2015 : retour sur une formule creuse encore à la mode
– Par David Leroux*, étudiant en géographie politique, Université Mcgill
Il est de ces moments dans l’histoire où tout ce qui se tramait dans les soubassements de l’époque se révèle enfin à nous tel quel, de la façon la limpide et la plus grossière, tant et si bien que nous peinons à prendre acte de l’évidence historique qui se déroule devant nous. C’est un peu ce qui s’est passé lors de la dernière élection fédérale quand le Parti Libéral du Canada a été déclaré officiellement élu avec à sa tête Justin Trudeau. Le lendemain, on célébrait une politique renouvelée, la politique qui se justifie par l’argument le plus vide qui soit : « parce qu’on est en 2015 ».
« Parce qu’on est en 2015 » allait devenir la phrase emblème de cette époque qui se révèle si grossièrement. L’élection de Justin Trudeau constitue un de ces moments charnières où tout s’éclaire. À preuve, il est devenu un des sujets de conversation favori des nationalistes et des anti-nationalistes les plus virulents. Pas plus tard que cet automne, The Economist consacrait pas mois de 3 ou 4 pages à parler du Canada comme de l’État idéal. Les divers articles étaient illustrés de photos de Justin Trudeau, de dessins de Justin Trudeau, de Justin Trudeau en Statue de la Liberté.
Liberty moves north, titrait-on. Liberté, mais liberté de quoi? De quelle liberté parle-t-on?
C’est précisément l’objet de cette note ayant pour thème Justin Trudeau et le culte de l’image, de cette liberté nouvelle qu’on nous vend comme un vend une babiole à la mode. Cette liberté, c’est la nouvelle réalité mise en lumière par l’élection de Trudeau.
De quoi sommes-nous libérés? Je prétends que c’est du politique que nous sommes libérés, ou plutôt privés. Justin Trudeau et le culte de l’image, c’est l’expression la plus incroyablement nette que nous ayons eu des desseins profonds du « libéralisme devenu fou » que nous proposent aujourd’hui les élites de divers milieux, de gauche et de droite, nos élites universitaires et académiques, médiatiques, économiques, politiques. Ce culte de l’image et ce triomphe de la politique spectacle, je prétends qu’il s’agit en fait de l’enrobage sucré d’une réalité beaucoup moins rose qu’il n’y parait : celle de l’entreprise de dépossession des peuples de leur pouvoir, de leur souveraineté.
Pensons un instant au Brexit.
Le peuple a parlé et a décidé de ne pas avoir peur des menaces incessantes que lui avaient proférées les dirigeants de l’Union Européenne. Comment les élites académiques, médiatiques et économiques ont-elles répondu? En souhaitant ouvertement la tenue d’un deuxième référendum pour invalider le premier, puis en pestant contre les couches démographiques s’étant prononcées en faveur du retrait de l’Union Européenne : des régionaux peu éduqués, pas en mesure de saisir l’enjeu en question, xénophobes, racistes, des vieux. Certains iront même jusqu’à se demander si on ne devrait pas restreindre le suffrage pour avantager les jeunes et les éclairés au détriment de ces citoyens indésirables.
Voilà donc ce qui se cache dans la gélule Trudeau enrobée de sucre : c’est cette dépossession des peuples de leur souveraineté, l’étiolement du politique dans son essence, l’effritement de la citoyenneté, le triomphe de l’impuissance démocratique, une forme d’anesthésie générale collective à laquelle, étrangement, nous consentons collectivement avec passablement d’enthousiasme au Canada. Pourquoi le terreau Canadien est-il si fertile?
Revenons rapidement en arrière, puisque nous allons bientôt célébrer le 150e anniversaire de la constitution de 1867. On l’oublie souvent, mais une des préoccupations des pères fondateurs était la suivante : comment un pays aussi artificiel que le Canada allait-il susciter l’adhésion de sa population pour que se forme l’unité nationale nécessaire à ce qu’il n’éclate pas? Le Canada était donc même vu par certains de ses idéateurs comme une construction fragile de par son caractère artificiel, de par son manque d’identité, de par l’absence d’un mythe fondateur fort et unificateur.
Et notre question de départ maintenant : pourquoi l’anesthésie générale Justin Trudeau et le libéralisme devenu fou dont il se fait le haut-parleur remportent un tel succès chez les citoyens canadiens qui se voient pourtant dépolitisés? Très simplement, parce que l’identité canadienne ne supporte pas le conflit inhérent au politique sans se voir arriver au bord de l’éclatement. Le Canada ne tient qu’en s’endormant. Cette non-nation, cet idéal libéral chanté aussi bien par The Economist que par Ban Ki-moon, aussi bien par les européistes qui rêvent encore des États-Unis d’Europe que par la jeunesse déconstructiviste fréquentant les campus les plus branchés d’Amérique, ne peut survivre que si elle se purge de toute possibilité de conflit.
Or, le politique est conflit par nature. C’est précisément cette dimension conceptuelle que nie le marketing politique mis de l’avant par Justin Trudeau. Ce marketing a le double avantage d’éloigner les Canadiens du politique et d’endormir profondément le nationalisme québécois.
Donnons-nous quelques définitions.
D’abord, entendons-nous sur ce qu’est un État. On doit la meilleure définition au sociologue allemand Max Weber dans son ouvrage Le Savant et le Politique. L’État, c’est l’institution qui détient, sur un territoire donné, le monopole de l’usage légitime de la violence et de la coercition.
Fort peu trudeauesque comme définition! Et comment constitue-t-on cet État traditionnellement? Comment décide-t-on de sa gouverne, de ceux sur qui on souhaite qu’il exerce son pouvoir coercitif et limitatif? C’est par le politique, précisément.
Cette décision collective se prend démocratiquement, entre citoyens d’un même État. La citoyenneté est la courroie de transmission entre le peuple et le pouvoir politique. Elle permet au peuple d’exercer sa souveraineté, de décider pour lui-même de trancher les conflits politiques qui le traversent à travers le processus démocratique. Mais là encore, on a affaire à un concept qui s’éloigne fondamentalement de l’image de marque qui entoure Justin Trudeau et le Canada renouvelé qu’il donne à voir au monde. En effet, la citoyenneté, pour avoir quelque substance, doit nécessairement, elle aussi, délimiter un nous.
L’identité et la citoyenneté sont donc deux choses étroitement reliées, puisque l’identité permet de définir le nous, et que cette définition du nous permet de facto de définir l’autre que nous. Ce nous, c’est le peuple qui décide de trancher les conflits politiques qui l’agitent. Ce nous, c’est l’ensemble socio-culturellement cohérent qui constitue l’ensemble des citoyens d’un État-nation.
Revenons maintenant au culte de l’image entourant Justin Trudeau. Ce nouveau gouvernement prétend lui-même faire de la « politique autrement ». Comment? En la rendant doucereuse, festive, inclusive.
Le marketing trudeauesque s’efforce donc de s’éloigner du nécessaire effort intellectuel que suppose l’engagement politique citoyen. Il le fait de plusieurs façons. En tout premier lieu, il le fait d’une façon très candide en utilisant des slogans, comme le célèbre « parce qu’on est en 2015 ». Derrière la vacuité de ce slogan se trouve toutefois une grande puissance persuasive. Ce qu’il signifie en fait, c’est qu’ainsi va le sens indiscutable de l’histoire, que tout débat est en fait réactionnaire et donc indigne de prendre part à la discussion démocratique.
On se servira aussi d’une entourloupette fort utile pour créer un consensus indiscutable, appelée « ambiguïté constructive ». La plupart des négociations qui se mènent aujourd’hui au-delà de l’échelle des États-nation utilisent cette stratégie pour donner l’impression d’unité et justifier l’existence des institutions supranationales. Il s’agit, en fait, de susciter l’adhésion de tous grâce à des propositions basées sur des principes généraux, faisant généralement appel aux bonnes intentions et à la vertu. On assiste, lorsque la stratégie de l’ambiguïté constructive est utilisée pour permettre la signature d’un accord international quelconque, à la mise de l’avant de textes bardés de grands principes mais dépourvus de toute effectivité, vidés de toute forme de décision politique réelle.
Nous parlons ici de négociations au niveau international, mais cette stratégie est récupérée à l’échelle des discours politiques nationaux.
« Nous sommes POUR l’éducation, la justice sociale, l’environnement, la paix dans le monde! »
Mais qui est contre l’éducation la justice sociale, l’environnement, la paix? Personne, sinon que les vilains. Le camp qui, en politique, réussi à s’arroger le monopole de ces vertus s’impose comme le camp du Bien et transforme ses ennemis en camp du Mal. Or, on ne fait pas de politique avec le mal, on doit l’anéantir.
Trudeau et son équipe ont énormément misé sur cette stratégie et ce, dès le début de leur règne, en adoptant des attitudes qui reflètent ces vertus auxquelles nulle personne raisonnable ne peut s’opposer. Comment s’opposer à l’émotion franche et sincère, à l’empathie, à l’amour et à l’accueil chaleureux d’autrui? Lorsqu’on vide ces questions de toute connotation politique, s’opposer devient, effectivement, impossible.
Mais le politique disparait-il pour autant? Des décisions se prennent sous le couvert de ce consensus rose bonbon. Seulement, nous sommes appelés par tous les subterfuges possibles à ne pas en discuter, à ne pas en débattre, à ne pas nous opposer, car s’opposer, c’est se mettre à dos les plus indiscutables vertus qui émergent de la transformation du discours politique en bouillie d’ambiguïté constructive. Drapons tout cela d’un festivisme carnavalesque et le cocktail est parfait, parfaitement sucré, parfaitement apolitique.
L’adhésion naturelle que ces nouvelles pratiques politiques du culte de l’image suscite la rend d’autant plus puissante qu’elle semble innocente. Mais ce marketing n’est rien de moins qu’une imposture, car il n’élimine pas le politique et la prise de décisions effectives par le pouvoir. Il ne fait que le dissimuler habilement derrière un écran de fumée enivrant. Il est, à ce titre, un outil de soumission dans une lutte de pouvoir classique, mais une lutte de pouvoir idéologique.
Cette lutte est en partie dirigée directement contre le nationalisme québécois et pour la pérennité de l’unité canadienne. Un état multinational tel que le Canada fait face à un défi immense : celui d’éviter l’éclatement. À ce titre, la menace principale à laquelle fait face le Canada est le nationalisme québécois. Comment l’endormir? En rendant difficile, voire impossible de le réfléchir, en purgeant l’espace public canadien du débat politique, en érodant la citoyenneté, en favorisant la dilution des identités pour le salut de l’humanité. L’idéologie libérale de notre temps, nous le disions précédemment, Trudeau en est actuellement le porte-parole le plus bruyant sur la planète. Ce libéralisme, tous les gens de bonne vie s’y abandonnent avec bonheur : tant la gauche cosmopolite et obsédée d’ouverture sur le monde, que la droite assoiffée de libre-échange.
Tout ce qui s’y oppose, tout ce qui en appelle à la puissance politique devient subversif, le nationalisme québécois au premier chef. Rompre avec « le plus meilleur pays du monde », consacré par The Economist, le Dalaï-Lama et Ban Ki-moon? Vraiment, une attitude condamnable. Franchement, ne sommes-nous pas en 2017?
Voilà l’esprit du temps qui s’impose à travers le culte de l’image qui entoure Justin Trudeau et de l’appel au consensus apolitique qu’il prône. Il faudra, au Québec, garder l’échine raide comme de l’acier trempé pour échapper à ce rouleau compresseur et espérer encore, un jour, nous voir sortir de notre statut de colonisés politiques.
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